« La célébrité n’est rien d’autre qu’une lointaine cousine partouzeuse du prestige. »
Synopsis :
L’acteur Riggan Thomson, célèbre pour avoir incarné sur grand écran le super-héros Birdman, tente de retrouver sa gloire éteinte en montant à Broadway sa propre adaptation théâtrale de la nouvelle de Raymond Carver : What We Talk About When We Talk About Love.
Avec Birdman, le génialissime Iñárritu nous emporte dans une course à la gloire effrénée, et nous prouve, une fois de plus, son génie artistique et technique. Monté comme (quasi) un seul long plan séquence, le film nous tient en haleine d’un bout à l’autre à un rythme endiablé. Entraîné par une musique percussive relatant les humeurs du protagoniste, le spectateur se retrouve malgré lui à sillonner Broadway aux côtés des personnages. Il arpente avec eux les planches du théâtre St James, mais aussi ses coulisses : loges, coursives, cintres… etc, dont l’architecture varie en fonction des états d’âme des personnages. Soucieux du moindre détail, le réalisateur dévoile les multiples envers d’un décor qui ravira tous les amateurs du genre dramatique : les excentricités des professionnels du spectacle, le théâtre en tant que bâtiment et la création théâtrale.
Et quelle création ambitieuse que celle de Riggan Thomson ! Ancien acteur hollywoodien sur le déclin, il espère redorer son blason, en mettant non seulement en scène sa propre réécriture théâtrale de la célèbre nouvelle de Carver, mais également en y interprétant le rôle principal. La tâche s’avère effectivement ardue pour lui, qui est désormais perçu par le public et les critiques comme un has-been. Riggan est ainsi rongé par l’amertume de ne laisser comme trace de son passage sur terre que son rôle de super-héros ringard dans un blockbuster démodé. La frayeur de ne plus être quelqu’un d’important. De ne pas être aimé. Il se voue alors corps et âme à sa pièce, délaissant depuis trop longtemps sa famille et sombrant dans une folie matérialisée par la voix off de Birdman. L’ancien héros le hante en permanence, le poussant sans cesse à redevenir la star de cinéma qu’il était, et dénigrant sans pitié son travail actuel. Nous noterons ici la judicieuse et évidente mise en abyme accomplie par Iñárritu, qui a choisi pour interpréter le personnage de Riggan / Birdman, l’excellent Michael Keaton. Celui-ci a lui-même incarné Batman au cinéma il y a une vingtaine d’années, devenant ainsi une sorte de pionnier des films de super-héros en tout genre que nous voyons fleurir de plus en plus sur nos écrans. Et autant dire qu’il s’agit probablement du rôle de sa vie : Keaton est véritablement au sommet de son art, comme si, à l’instar de son personnage, il souhaitait hurler à la face du monde l’étendue de son talent.
Brillamment interprétée par Emma Stone, Sam est la fille et assistante de Riggan. Fraîchement sortie de désintox et toute jeune fille paumée qu’elle semble être, elle parvient pourtant à saisir avec justesse les ambitions et angoisses de son père, même s’il ne fut pour elle qu’un éternel absent focalisé sur sa carrière. Sylvia (Amy Ryan), la mère de Sam, a elle aussi pâti des frasques de son ex-mari, mais fait également partie de ces personnages bienveillants qui tâchent d’ouvrir les yeux de Riggan afin de le ramener dans le droit chemin. Deux femmes importantes pour son équilibre, car sa nouvelle compagne et actrice Laura (Andrea Riseborough) répond plutôt au cliché de l’artiste instable. Alors que sa deuxième comédienne Lesley (Naomi Watts) est à la fois opportuniste, fragile et perdue, telle une enfant qui ferait son possible pour réaliser son rêve et attendrait qu’on la complimente en retour. Quant à Brandon (Zach Galifianakis), le meilleur ami et avocat de Riggan, il se persuade qu’il croit dur comme fer au talent du metteur en scène / comédien, mais attend surtout un triomphe et de belles rentrées d’argent de la part de son spectacle. Il s’agit d’un véritable défi à relever, car la critique Tabitha Dickinson (Lindsay Duncan) les attend au tournant, promettant de démolir la pièce avant même de l’avoir vue. Ceci donne lieu à une importante scène de confrontation entre Riggan et cette journaliste renommée, qui fait la pluie et le beau temps dans le milieu du spectacle. Celui-ci expose, en effet, que les critiques ne sont bons qu’à coller des étiquettes sur l’art, ne cherchant jamais à analyser réellement une pièce, sa mise en scène, le jeu des acteurs, la scénographie… Lorsque Mike Shiner lui balance qu’un critique n’est qu’une personne frustrée de ne pas avoir pu devenir artiste, nous devinons la petite vengeance personnelle d’Iñárritu face à certaines attaques qu’il a dû lui-même subir au cours de sa carrière.
Et puisque je fais allusion à Mike Shiner, il est grand temps de développer davantage sur ce personnage truculent, interprété de manière remarquable par Edward Norton. Il est typiquement la vedette qui récolte tous les éloges à Broadway. Embauché grâce à Lesley, sa compagne, pour remplacer l’un des comédiens d’origine, il tape sur les nerfs de Riggan par ses outrances, ses caprices de star et ses dépenses excessives. Mais loin d’être un simple personnage superficiel, Mike a non seulement tendance à tirer les autres artistes vers le haut, mais se révèle aussi bien plus complexe et tourmenté qu’il ne paraît. Totalement obsédé par une volonté de réalisme sur scène (qui donne lieu à des situations très amusantes !), il dévoile en réalité son incapacité à être sincère et authentique dans la « vraie » vie. Il n’est capable de devenir lui-même et d’aller au bout de ses aspirations que lorsqu’il se trouve sur les planches, face au public. Avec ce personnage, notamment, Iñárritu met en évidence l’une des grandes thématiques shakespeariennes : celle du monde perçu comme un théâtre. La vie se déroulerait en effet comme une pièce dans laquelle les hommes seraient tous des comédiens interprétant un rôle, et le théâtre serait lui-même un miroir de la vie réelle. A un moment donné du film, le personnage de Riggan, au fond du gouffre, achète une bouteille de whisky et croise, en sortant de la boutique, un homme qui déclame dans la rue la célèbre réplique « Tomorrow and tomorrow and tomorrow (…) » de l’Acte V, scène 5 de Macbeth :
« (…) Eteins-toi, éteins-toi, brève chandelle !
La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène
Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien. »
Totalement absorbé par sa création, Riggan admet que ce spectacle est une sorte de reproduction de sa propre vie, et qu’il devient par ailleurs une incarnation du personnage en quête d’amour de la nouvelle de Carver. Comme l’écrivait Olivier Py, lui-même grand amateur de Shakespeare : « Le théâtre est le miroir du monde qui est le miroir du théâtre. » (Illusions comiques)
Alejandro González Iñárritu a raflé pas moins de quatre Oscars en 2015 pour Birdman, et je trouve ce succès amplement mérité. Ce film est un véritable hommage au théâtre dans tous les sens du terme : littéraire, artistique, technique et humain. Il plonge le spectateur au coeur de la création artistique, le pousse à réfléchir sur la place de l’art dans sa vie et sur sa vie elle-même. D’un autre côté, il aborde également la facette mercantile d’Hollywood et de Broadway et pose bien sûr la question de la célébrité : celle qui est acquise et que l’on vit au quotidien comme Mike, celle que l’on souhaiterait atteindre à tout prix comme Lesley, celle que l’on a perdue et que l’on aimerait reconquérir comme Riggan, ou cette nouvelle célébrité éphémère, totalement d’actualité, qui se développe sur les réseaux sociaux. Finalement, le match entre Hollywood et Broadway sera nul, et on ne distinguera pas de bons ou de méchants parmi les personnages : tous ont leurs travers, mais sont en même temps terriblement attachants de part leurs faiblesses et leur humanité. Birdman est donc une réussite, tant au niveau du scénario et du choix des acteurs que du point de vue technique. Merci à Iñárritu d’avoir filmé ce milieu qui m’est si cher avec tant de passion, d’humour corrosif et de tendresse !