« J’aime mes obsessions, je veux garder mes démons, ils guident mon écriture et sont une antidote à cette vie médiocre. »
Le jeune Euchrid Eucrow semble doté des atouts nécessaires pour grandir sainement et s’offrir un avenir prometteur. Issu d’une mère ravagée par un éthylisme démesuré et d’un père consanguin obsédé de braconnage, il est victime dès son premier souffle de la perte de son jumeau mort-né, de mutisme et de difformité physique. Ca commence bien… Son cadre de vie est également des plus idylliques : le bon vieux milieu rural inhospitalier du Sud des Etats-Unis, peuplé de dégénérés en tout genre. Si vous avez vu le film Délivrance de John Boorman (1972), vous pouvez aisément imaginer le tableau : une vallée, Ukulore, fondée par le prophète de la secte des Ukulites et habitée par ses fidèles superstitieux. Aux environs s’étendent les plantations de cannes à sucre, où triment des ouvriers tous plus rustres les uns que les autres. Au beau milieu de tout ça, quasiment inaccessible, trône le marais hostile, domaine de la végétation et de la tourbe, qui dissuaderait n’importe quel être sensé de s’y aventurer. Et enfin, surplombant le tout, le bric-à-brac familial : la cabane branlante, l’arbre à potence, la Chevy en ruine, la citerne grouillant de carcasses, le mulet… C’est dans cet environnement que grandit à la sauvage notre protagoniste et qu’il évolue, le plus souvent livré à lui-même, lorsqu’il n’est pas le jouet de la tyrannie matriarcale ou la proie facile des habitants du coin. Et quand un déluge à tout casser s’abat trois années durant sur la vallée, signe évident de la colère de Dieu, il faut impérativement trouver une explication toute faite. Dans le rôle du bouc émissaire, donc, notre cher Euchrid est vite désigné. Et dans le rôle du sauveur : Beth, enfant adulée des villageois, recueillie au moment même de l’accalmie tant attendue. Mais pour Euchrid, il en est tout autrement. Persuadé, en effet, d’être le messager de Dieu en personne, il voit en Beth une incarnation du Diable. Quoi qu’il en soit, une mort prématurée semble imminente pour l’un comme pour l’autre…
Tout commence en 1984 à Berlin. Alors qu’il se voit tourmenté par une rupture douloureuse et une addiction à la drogue des plus préoccupantes, Nick Cave se lance dans l’écriture de ce premier roman, qui sera publié après cinq années de labeur, en 1989. Déjà connu comme chanteur/compositeur charismatique, Nick Cave nous livre ici un univers fidèle à celui de Birthday Party et de ses premiers albums avec les Bad Seeds, sortis avant ou pendant la rédaction de son ouvrage, à savoir From Her To Eternity (1984), The First Born Is Dead (1985), Kicking Against The Pricks et Your Funeral… MyTrial (1986) et Tender Prey (1988). A l’instar de ses chansons, empreintes d’un lyrisme noir et d’un foisonnement de détails narratifs, les mots sont ici choisis et manipulés avec dextérité. C’est en véritable poète et prédicateur lugubre que Nick Cave tisse la trame d’un récit obscur, crasseux, et même excessif, tant et si bien que le livre lui-même semble nous coller aux mains, les salir, les démanger de ses détails fangeux et littéralement cauchemardesques.
Car le monde qu’il dépeint, même s’il est marqué par un mysticisme omniprésent et quantité de références à la Bible, est celui de l’humanité dans tout ce qu’elle représente de pire. Vil, cruel, barbare, consanguin, alcoolique, dégénéré, fanatique, et j’en passe ! L’être humain en prend pour son grade, sa seule réponse face à l’inconnu semble être la violence, générée avant tout par la peur de ce qui est différent, certes, mais une violence toujours plus sadique et acharnée.
Il faut avoir le cœur et les tripes bien accrochés pour se lancer dans une telle lecture, car elle s’avère souvent dure et brutale. Mais l’écriture de Nick Cave est si somptueuse, qu’au-delà des scènes sordides et du caractère hautement négatif de l’histoire, elle nous pousse sensiblement à progresser dans le roman et à évoluer avec ses personnages.
Petit aperçu :
« L’air prit une densité tactile, teintée de rouge, qui parut ouater la vallée, et s’emplit d’une électricité qui me crépitait dans la tête comme du papier froissé. Cet air cotonneux, empestant la malveillance, s’insinuait en suintant à l’intérieur de mes poumons. Et je pouvais le voir – je pouvais littéralement le voir coulant sur chaque rocher à pic, sur chaque crevasse, submergeant chaque monticule, chaque arête noueuse, chaque seuil, chaque fossé, tous les trous et les bosses, se répandant à travers les bocages de peupliers, les tiges vrillées de la vigne, chaque brèche incrustée et chaque cavité sombre, ruisselant au-dessus de la vallée, du petit ravin, du goulet, de la gorge, de la caroncule, de la clairière et du gibet – même ce marais, oui, j’y compte, cette fondrière, cette succion, cette ornière obscure. Là, dans la sanglante pulsation de l’air, je pouvais déceler la prophétie la plus infernale, deviner des rimes ténébreuses sous le souffle de sa respiration, des sorts et charmes murmurés, entendre la pulsation de son haleine, les premiers frémissements encore distants et faibles, mais qui arrivaient, arrivaient, sentir la palpitation pesante, maintenant totalement immobile, le pilonnement ! Ce mal singulier… Qui arrivait ! Qui tambourinait ! Et cet air particulier tendu dans l’attente de le recevoir. »
« (…) il est vrai qu’une fois que vous avez une cicatrice au visage ou au cœur, ce n’est qu’une question de temps avant que quelqu’un vous en inflige une autre, et une autre – jusqu’à ce qu’aucun jour ne passe que vous ne soyez laissé sans connaissance, jusqu’à ce qu’il n’y ait aucune ville dont vous ne vous soyez enfui, jusqu’à ce que vous en arriviez à être un tel foutu désastre qu’à la fin il paraît normal qu’on vous tabasse à mort (…) »
« Je peux faire face. Je veux dire, je n’ai jamais réclamé une sortie facile. Non, monsieur ! Putain ! Qui veut s’en aller dans son sommeil ? Pas moi ! »
« Tout se vaut et, là-haut, le Paradis est également l’Enfer / Le Paradis est mon mensonge pour faire l’Enfer sur Terre. »
« Vous savez, quelque fois Dieu me rappelle l’ogre incompris au cœur d’or, qui vit seul et sans ami derrière sa montagne, qui est craint et fui de tous ceux qui vivent sous son ombre – mais qui, à l’insu de tous, accomplit des actions d’une grande bonté, comme de souffler un nuage de pluie hors du chemin d’une princesse. Mais les gens ne voient que son mauvais côté, quand, submergé par la déception et la tristesse, il écrabouille violemment du pied quelques villes. Mais si les gens voulaient bien juste s’arrêter un instant et considérer son bon côté, s’ils l’encourageaient, devenaient ses amis et lui demandaient de venir vivre avec eux à la ville, alors il cesserait d’être frustré et triste et n’aurait plus aucune raison de leur faire du mal. Mais, non, ils ne l’ont pas fait. Ils n’ont même pas essayé. Vous avez essayé, vous ? »
« La mort est le cataplasme à la douleur de la vie – voici ce dont j’informe le monde. »