CENDRILLON, de et mis en scène par Joël Pommerat

cendrillon-pommerat1Au TNP (Villeurbanne) du 13 au 22 mars 2014

« Les mots sont très utiles, mais ils peuvent être aussi très dangereux. Surtout si on les comprend de travers. »

Une très jeune fille. Sandra pour son père. Cendrier pour ses demi-sœurs. Cendrillon pour le prince. Cette très jeune fille entend à demi-mot les dernières paroles prononcées par sa mère mourante, et s’invente une promesse que cette dernière lui demanderait de respecter, à savoir de penser à elle continuellement afin de ne pas la faire mourir « pour de vrai ». L’imagination de la très jeune fille est telle qu’elle veut croire dur comme fer à ces paroles, se laissant ainsi aller à des comportements extrêmes de mépris d’elle-même. Et le mariage de son père avec une nouvelle femme, mère de deux filles, ne va pas arranger la situation…

Lorsque Pommerat écrit sur des sujets réels et concrets, ce n’est jamais sans y ajouter des éléments extraordinaires et surnaturels. Quand il s’attaque à la réécriture de contes, le processus s’inverse en quelque sorte : il s’agit dans ce cas, et selon ses propres termes « de décrire des faits fictionnels comme s’ils étaient réels. En cherchant une forme de description la plus simple et la plus directe possible. » Le metteur en scène part, en effet, de la narration d’un conte présent dans l’imaginaire collectif, et s’amuse à le détourner à sa manière pour mieux replacer le spectateur face à ses interrogations enfantines les plus lointaines. La mort. La famille et la place qu’on y occupe. Les relations avec les autres. Autant de questions qui continuent finalement à nous hanter une fois adulte.

Ainsi, l’histoire débute avec la mort de la mère de Sandra et cette promesse qu’elle s’invente alors plus ou moins inconsciemment, comme pour mieux faire face à cet événement tragique. La situation ne va pas aller en s’améliorant lorsqu’elle va emménager dans sa nouvelle famille. Comment trouver sa place ? Entre un père effacé qui cède à tous ses « délires de gosse », persuadé que ça lui passera. Une belle-mère égocentrique, autoritaire et hystérique qui ne s’attache qu’aux apparences et n’a qu’une ambition obsédante : ne pas vieillir. Et deux demi-sœurs, ados typiques et odieuses, toujours agrippées à leur téléphone portable et prêtes à lui faire un sale coup. Les troubles de la jeune fille s’aggravent lorsque sa belle-mère lui impose des tâches ménagères. En effet, Sandra, qui par moment s’est laissée aller à son imagination, y voit une opportunité et réclame des corvées de plus en plus ingrates pour se punir elle-même de n’avoir pas honoré sa promesse durant ces brèves divagations. « Très bien, ça c’est bien, je vais aimer faire ça ramasser les cadavres d’oiseaux, ça va me faire du bien de ramasser des oiseaux morts… avec mes mains. Ma mère, elle aimait bien les oiseaux. »

« Je suis assez pressé ce soir, j’ai un rendez-vous téléphonique vers minuit. »

Deux autres personnages extérieurs vont, quant à eux, révéler la jeune fille : la fée et le prince. Bien loin des clichés habituels, Pommerat met en scène une fée plutôt rock’n’roll, qui débarque comme un chien dans un jeu de quilles avec son franc-parler et sa clope au bec. Désabusée de sa condition d’immortelle (elle a tout vu, tout vécu), elle envie Sandra d’être encore vierge des beaux moments de la vie, comme la découverte de l’amour, et se donne pour mission d’y remédier. C’est ainsi qu’en soudoyant un videur de boîte de nuit, elle permet à la jeune fille d’accéder au « bal » du roi où celle-ci va rencontrer le prince. Jeune homme naïf, le prince a, quant à lui, passé sa vie reclus à attendre sa mère partie depuis dix ans « en voyage », ne se doutant pas une seconde que son père lui ment depuis tout ce temps afin de le préserver de la réalité. Car ce ne sont bien évidemment pas d’éternelles grèves de transports en commun qui empêchent le retour de la mère, mais la mort. En lui révélant la vérité, Sandra va finalement accepter la sienne, et mettre de côté sa promesse absurde pour enfin vivre pour elle et faire sa place dans le monde, sans pour autant oublier sa mère. Pas de happy end, pas de « ils se marièrent et vécurent heureux jusqu’à la fin des temps », Sandra alias Cendrillon ne devient pas une princesse, mais va tout simplement vivre sa vie.

En authentique orfèvre de la mise en scène, Joël Pommerat nous offre une fois de plus un petit bijou théâtral. Nul besoin de décors pour nous emmener dans son histoire, le plateau est ici épuré : une boîte noire constituée de panneaux munis de quelques portes, une chaise en plexi, un lit, une armoire en toile, tels sont les seuls éléments présents sur scène. Eric Soyer, le fidèle scénographe et éclairagiste du metteur en scène, ne se contente pas d’éclairer un spectacle, sa lumière fait partie intégrante de la mise en scène. Son travail repose sur une étroite collaboration avec Pommerat qui considère la mise en scène et l’éclairage comme des éléments indissociables : « Eric a accepté dès le début de notre collaboration de travailler sur le modèle d’un long et parfois laborieux work in progress. Un travail de répétitions et de création où la lumière est constamment présente et évolue sans cesse, heure après heure, jour après jour (pendant 3 ou 4 mois), jusqu’à faire sens entièrement avec le jeu des acteurs, avec le texte en construction et évidemment avec l’espace scénographique (généralement vide). La lumière ne se « rajoute » pas à la mise en scène et à l’écriture mais elle la constitue, au même titre que tous les autres éléments tels que le son et le mouvement, les corps, les costumes. C’est pendant ces premières séances de travail au début de notre collaboration que nous avons défini notre vocabulaire commun, encore en vigueur aujourd’hui : une lumière qui ne cherche pas à rendre visible, mais qui sait cacher aussi, et qui accorde une grande place à l’imaginaire de l’oeil. » Un public plongé dans le noir total, un éclairage ciselé et nuancé, des intensités souvent très basses et intimistes : autant de détails qui permettent de donner corps à l’histoire et d’y immerger totalement le spectateur. Véritable espace vide tel que le conçoit Peter Brook, ici tout repose sur la lumière, la vidéo, le son. Et bien évidemment sur le jeu des comédiens, choisis avec soin pour faire vivre de façon physique et expressive les personnages souvent hauts en couleur de la réinterprétation de ce conte.

Fans de Disney, s’abstenir ! Bien loin des édulcorations trop fréquentes de cette histoire, Pommerat nous livre avec ce spectacle une réécriture résolument moderne de Cendrillon, mais cependant très proche des aspirations originelles du conte, et plus particulièrement de la version très noire et violente des frères Grimm : « C’est la question de la mort qui m’a donné envie de raconter cette histoire, non pas pour effaroucher les enfants, mais parce que je trouvais que cet angle de vue éclairait les choses d’une nouvelle lumière. Pas seulement une histoire d’ascension sociale conditionnée par une bonne moralité qui fait triompher de toutes les épreuves ou une histoire d’amour idéalisée. Mais plutôt une histoire qui parle du désir au sens large : le désir de vie, opposé à son absence. » Quoi de plus convaincant que la mort pour se jeter éperdument dans la vie ?

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