THE STOOGES, Fun House

Cause I love and I live primitive…

The Stooges, Fun House (1970)

1. Down On The Street
2. Loose
3. T.V. Eye
4. Dirt
5. 1970
6. Fun House – Ecouter Sur Deezer
7. L.A. Blues

« Le premier [David Bowie] est brillant, séduisant, le second [Iggy Pop] moins engageant – mais plus susceptible de bouleverser la vie de qui le voit ou l’entend. » Totalement sur la même de longueur d’onde que Nick Kent, je peux confirmer d’expérience qu’il y a eu dans ma vie un avant et un après Iggy. Avant, j’appréciais la musique comme tout un chacun. Après… c’est devenu une véritable drogue. La découverte de l’Iguane m’a marquée au fer rouge d’une empreinte rock’n’roll qui me collera à jamais à la peau. Je n’ai qu’une dizaine d’année lorsque mon frère aîné fait l’acquisition d’une cassette vidéo qui fera de moi la personne que je suis à présent : le live Kiss My Blood. Dès les premières images, je tombe en adoration devant ce fou furieux électrisant, et malgré le récent engouement pour Iggy des médias de masse et de leur public ovidé prêt à bouffer tout cru la moindre pub douteuse, je conserve une fascination sans borne pour l’énergumène. Si la vie de Jenny fut sauvée par le rock’n’roll, la mienne le fut par Iggy Pop en personne.

Bercé dès sa plus tendre enfance par le son industriel des usines du Michigan et par le rock’n’roll émergeant sur les ondes, le jeune James Österberg développe très tôt un intérêt pour la musique et s’illustre dès l’âge de quinze ans comme batteur dans les groupes de blues rock The Iguanas – d’où son surnom –  puis The Prime Movers. En 1966, bonne aubaine, on lui propose d’accompagner à la batterie le renommé Paul Butterfield Blues Band le temps de quelques concerts. C’est pour lui une révélation : sous l’influence de ces bluesmen toujours calés et talentueux malgré les quantités d’alcool ingérées, il nourrit l’ambition de jouer son propre blues. Il travaille à cette époque dans un magasin de disques où il va rencontrer les trois paumés d’Ann Arbor qui deviendront par la suite ses célèbres acolytes : les frères Ron et Scott Asheton et leur pote Dave Alexander. Totalement subjugués par un concert des Who auquel ils assistent en Angleterre, Ron et Dave ont vu ce jour-là leur destin scellé et décident dès leur retour de consacrer leur vie au rock. C’est ainsi que les Psychedelic Stooges se mettent au turbin. Tiraillé entre le rock teinté de blues des Stones, l’anticonformisme provocateur de Morrison et la voix de crooner de Sinatra, Österberg se crée son propre personnage, Iggy Stooge. Il gesticule sur scène et marche sur la foule habillé en femme, à moitié nu ou tartiné de beurre de cacahuète, alors que ses compères se lancent dans un répertoire restreint plus proche de la transe bruitiste que de la musique. Sous l’aile protectrice des membres du MC5 qui les considèrent comme « leur groupe petit frère », les Psychedelic Stooges parviennent à trouver facilement des dates de concerts, malgré des prestations pour le moins hors-normes, et attirent l’attention de Danny Fields du label Elektra. A ses côtés, ils enregistrent en 1968 leur premier album sobrement intitulé The Stooges (leur nouveau nom de groupe officiel) produit par un John Cale idolâtré par Iggy pour sa collaboration au sein du Velvet. L’Iguane opte alors pour son nom de scène définitif, Iggy Pop, et le disque est dans les bacs en 1969. Mais la reconnaissance sera tardive. Sur le moment, l’album choque et afflige. Les critiques sont sans pitié, loin d’imaginer que ce groupe d’allumés contribuera amplement à la naissance du mouvement punk moins d’une dizaine d’année plus tard. Le hic, c’est qu’Elektra avait signé avec les Stooges un engagement pour trois disques…  Le label pense pouvoir s’en tirer tant bien que mal en pondant un second opus commercial, mais Iggy et sa bande refusent coup sur coup les producteurs qu’on leur propose. Ils élisent finalement le ringard Don Gallucci, qui produit quelques années plus tôt l’enregistrement de Louie Louie par les Kingsmen. C’est désormais un fait avéré, ce morceau est une obsession pour Iggy Pop, qui n’aura de cesse de l’interpréter tout au long de sa carrière. Pourtant, la décision surprend. Côté musique, le producteur n’a pas pour habitude de sortir des sentiers battus. Il a cependant assisté à plusieurs concerts des Stooges à titre personnel et se fixe l’objectif dingue de retranscrire en studio toute l’énergie survoltée que le groupe déploie sur scène.

Intitulé Fun House en hommage à la grande maison dans laquelle les Stooges ont emménagé tous ensemble en 1968, l’album est bien loin du monolithe froid et anguleux sorti précédemment. A des lieues de leur Michigan natal, les quatre larrons atterrissent à Los Angeles, contrée ensoleillée de toutes les tentations hallucinogènes, mais également fief des putains de hippies que le groupe abomine. C’est donc en proie à ces contradictions, et nouvellement influencés par des styles musicaux comme le free jazz ou le funk, que les musiciens investissent les studios d’Elektra accompagnés du saxophoniste Steven McKay. Perchés H 24 mais grandement inspirés, les Stooges enregistrent en deux semaines leur album capté live par Gallucci et l’ingénieur du son Bryan Ross-Myring. Multipistes, cabines, casques… bagatelles ! Les musiciens jouent ensemble dans une seule pièce, quitte à reprendre encore et encore le même morceau jusqu’à l’épuisement, jusqu’à ce qu’il sonne parfaitement à leur goût. Une fois de plus, la critique descend ou ignore carrément Fun House lorsqu’il sort en août 1970. Eternel incompris souvent en avance sur son temps, Iggy Pop est tout bonnement hors-sujet pour la plupart des gens, et devra vivre avec cette image de mec complètement largué durant la quasi totalité de sa carrière. Jamais au bon endroit au bon moment. L’artiste visiblement maudit parvient pourtant à saisir l’essence même de la musique : « Je n’ai absolument aucun besoin de rationalité ou d’harmonie, ça sort tout seul, tu comprends ? Des harmonies bien établies, je n’en veux pas. Ce que je veux, c’est plus de nuances. La véritable bonne musique, c’est pas un truc juste à écouter. C’est presque comme une hallucination. Ce que je fais, soit ça te paraît abstrait, soit POW ! » En ce qui me concerne, c’est POW-POW-POW !!! A chaque écoute de l’album, je me prends cette énergie sauvage en pleine tronche comme si c’était la première fois.

C’est en authentique dieu païen accompagné de ses suivants qu’Iggy orchestre chaque composition de ce disque tribal et chaud bouillant. Menés par une section rythmique groovy à souhait tailladée par une guitare incisive et un saxo complètement free, hantés par les grognements et les cris d’un chanteur animal, les morceaux évoluent tous plus ou moins selon une même structure et un tempo similaire vers une descente aux enfers des plus alarmantes. Down On The Street ouvre le bal et met en scène un Iggy félin arpentant les rues, tel un chat de gouttière, à la recherche de l’ « O-Mind » (ou déconnexion du cerveau). La meilleure solution pour atteindre cet état, outre les drogues, semble être l’injection massive d’une bonne dose de décibels dans les tympans. Ce qui se confirme avec Loose, où Iggy, survolté comme jamais, proclame haut et fort les effets de la bonne musique sur son organisme. Tout est permis : danser, s’agiter… La musique a le pouvoir de libérer les corps et les esprits (car « to be loose » avec deux O ne se traduit pas par « être un perdant » comme beaucoup le pensent, mais par « être libre », voire « être débauché »). « Je hais cette vie ! Je hais tout de la vie ! Je ne peux pas la supporter. Elle me fait mal. Je me sens bizarre avec les gens normaux, la musique est mon seul refuge. Un endroit où je peux me cacher, un refuge, ouais, c’est ça. (…) La musique me rend complètement dingue. Je ne sens plus la douleur et je ne réalise plus ce qui se passe autour de moi, et quand je plonge dans un océan de public, c’est à cause du feeling de la musique, de l’ambiance ». On l’aura compris, pour l’Iguane la musique n’est pas un simple passe-temps, mais une raison de vivre. A cent à l’heure, bien entendu, et tout en se laissant aller à ses bas-instincts, comme le suggère le morceau T.V. Eye. Sa rythmique primitive martelée par un Scott Asheton des plus métronomiques, les hurlements féroces d’Iggy Pop et le jeu de basse et de guitare tournoyant et répétitif d’Alexander et de Ron Asheton jettent sans ménagement l’auditeur dans un état proche de la transe. A peine remis de nos émotions, un roulement de tambour annonciateur nous transporte ensuite vers Dirt, qui se distingue légèrement du reste de l’album par un petit retour aux sources : un blues ardent à la tension sexuelle palpable, dont la rythmique envoûtante est lacérée ça et là par les riffs métalliques de Ron Asheton, et dans lequel Iggy Pop, reptilien et chaud comme la braise, vacille entre susurrement sexy et cri primaire. Le cœur et le corps déjà débordants de napalm, le chanteur est au bord de l’explosion. Car si 1969 fut une année durant laquelle on s’ennuyait ferme, selon la chanson du précédent album, 1970 déboule, elle, dans un rugissement et un tumulte de guitare/basse/batterie magnétisant et se termine par un solo de saxo endiablé. Iggy se sent bien, et il le hurle à la face du monde ad libitum. Un groove de basse et des chuintements de saxo dignes d’un morceau de James Brown (influence majeure du groupe à l’époque) nous invitent finalement dans la fameuse Fun House des Stooges pour s’adonner à des jeux manifestement pas très catholiques… Nostalgie, quand tu nous tient ! Car le groupe est en réalité coincé en Californie où il étouffe et se languit de son foyer. Véritable bombardement free jazz, bad trip apocalyptique où chacun se lâche dans des improvisations orageuses et azimutées, L.A. Blues est la preuve que tout doit s’arrêter. La quête de l’ « O-Mind » accomplie, il est temps de fuir les lieux et de retrouver la Fun House, la vraie.

Comme je l’ai dit plus haut, Fun House ne trouvera pas la reconnaissance qu’il mérite dans l’immédiat, mais il est devenu, depuis, l’album de chevet de bon nombre d’artistes et d’amateurs de musique. Si je devais emporter un seul et unique disque sur une île déserte, je  glisserais illico ce dernier dans ma valise, et je suis, à mon avis, loin d’être la seule dans ce cas. Interviewé par Yves Bigot (probablement dans les années 1980/1990), Iggy Pop aborde avec fatalisme son statut d’artiste à côté de la plaque : « C’est aussi dans ma personnalité cette dualité. Je ne suis plus punk, mais tout le monde voudrait que je le redevienne. Je risque, effectivement, de me retrouver, mais j’en ai l’habitude, dans un no man’s land : trop extrême pour le grand public, trop classique pour la nouvelle vague, trop moderne pour les fans de rock pur et dur, trop avant-garde pour la radio, trop européen, désormais, pour l’Amérique, mais trop américain pour l’Europe. C’est le grand danger pour un artiste : ne pas être dans le bon timing. Or, moi, j’admire le talent, et le mouvement qu’il crée : les Beatles, les Rolling Stones, les Doors m’ont tellement fait rêver. Je crevais d’envie de devenir un jour comme eux. Mais regardez le Velvet Underground. Tout le monde est passé à côté, à part quelques spécialistes. Si seulement on venait massivement me voir sur scène, peut-être comprendrait-on mieux. » Mais l’Iguane a enfin pris sa revanche ! En 2003, les Stooges sont de nouveau réunis pour une poignée de concerts et d’enregistrements (avec Mike Watt à basse, Dave Alexander étant décédé en 1975). Et cette fois-ci, la sauce prend : un nouvel album (2007), des tournées mondiales… Les Stooges sont devenus à la mode et s’en est presque indigeste ! On les retrouve dans des pubs, sur des tee-shirts de grandes enseignes… mais aussi en chair et en os sur scène, et ça je ne m’en plains pas. Quand je dévorais des yeux la frénésie kissmybloodienne d’Iggy du haut de mes dix piges, je n’imaginais jamais le voir un jour en concert et tentais de me faire une raison. Jusqu’à la première date de reformation du groupe en France, le 8 juillet 2004 au Zénith de Paris. Je les revois un an après, le 16 juillet 2005 au festival Musilac d’Aix-les-Bains. Ces deux dates sont inscrites au marqueur rouge sur les Converse que je traînais dans tous les concerts ces années-là, et j’avais bien l’intention d’en gribouiller un paquet d’autres lorsque j’apprends en janvier 2009, le lendemain de mon anniversaire, le décès de Ron Asheton… Je sèche mes larmes difficilement, mais revois tout de même les Stooges à Lyon en 2010, accompagnés cette fois-ci de James Williamson. Et ce n’est plus pareil… le concert est très bon, je ne le nierai pas, mais c’en est définitivement fini de la magie ensorceleuse de Fun House sur scène. Il reste pour moi, comme pour beaucoup, l’album ultime des Stooges.

Scott Asheton a rejoint son grand frère Ron en mars 2014 au paradis des rockers : puissent-ils y foutre le feu comme jamais !

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