CAPTAIN BEEFHEART & HIS MAGIC BAND, Safe As Milk

Somewhere, over the rainbow…

Captain BeefheartCAPTAIN BEEFHEART & HIS MAGIC BAND

Safe As Milk
1967
Etats-Unis
Psychedelic blues rock

01. Sure ‘Nuff ‘N Yes I Do
02. Zig Zag Wanderer
03. Call On Me
04. Dropout Boogie
05. I’m Glad
06. Electricity
07. Yellow Brick Road
08. Abba Zaba
09. Plastic Factory
10. Where There’s Woman
11. Grown So Ugly
12. Autumn’s Child

Bonus tracks (réédition de 1999) :

13. Safe As Milk (take 5)
14. On Tomorrow
15. Big Black Baby Shoes
16. Flower Pot
17. Dirty Blue Gene
18. Trust Us (take 9)
19. Korn Ring Finger

Si, avant de quitter pour de bon la planète terre, Don Van Vliet a vécu reclus dans le désert ou dans les comtés boisés de sa Californie natale, se consacrant exclusivement à la peinture, ce n’est pas sans avoir laissé derrière lui une empreinte retentissante dans le monde de la musique. Il fut en effet une époque durant laquelle le capitaine et sa troupe magique s’en donnaient à cœur joie dans des explorations musicales toujours plus délirantes. A commencer par deux singles enregistrés chez A&M Records qui ne sont que l’annonce d’un premier album en devenir. Et ce dernier n’a pas l’air d’enchanter le label lorsque le groupe lui en présente la démo. Pas assez conventionnel. Trop négatif. Mis à la porte, Captain Beefheart And His Magic Band s’éclipse sur un autre label : Buddah. C’est ainsi que Safe As Milk voit le jour, en septembre 1967 : « May the baby Jesus shut your mouth and open your mind ». Amen !

 Safe As Milk reste un album relativement (je dis bien relativement) abordable si on le compare aux œuvres qui suivront. Mais il n’en brille pas moins par son originalité et annonce déjà la couleur d’une discographie extravagante. Le groupe nous livre sans ménagement un disque profondément marqué par un blues brut et gras et un rock totalement garage, styles rudes que la voix râpeuse de Captain Beefheart ne fait qu’accentuer. Mais au-delà de cette brutalité, un psychédélisme sous-jacent commence à prendre forme : la musique est pétrie d’hallucinations, déconstruite et martelée à grands coups de paroles surréalistes, le tout extirpé du fin-fond du cœur de bœuf et des tripes de l’absurde Don Van Vliet.

Sure ‘Nuff ‘N Yes I Do ouvre l’album sur les slides lancinants d’une jeune et talentueuse recrue du capitaine, le désormais célèbre Ry Cooder. « Well I was born in the desert… » La voix rugueuse surgit alors et entame un blues, bientôt suivie par les autres instruments. Quelques accords, un coup de gong et voici qu’entre en piste le second morceau, Zig Zag Wanderer. Et dès cet instant, le psychédélisme prend place pour de bon dans l’album : guitares indianisantes à souhait et paroles zigzagantes, un petit break batterie/basse/voix, puis les guitares reprennent de plus belle jusqu’au coup de gong final. S’ensuit un autre morceau aux sonorités orientales : Call On Me. Cette chanson qui se révèle comme un message d’amour par les paroles, est rapidement transformée par la musique en véritable incantation. Commandement numéro 2 selon Don Van Vliet: « Votre guitare n’est pas vraiment une guitare : votre guitare est une baguette de sorcier. Utilisez-la pour trouver des esprits dans l’autre monde et les ramener. »  Une rythmique primitive, des guitares dissonantes, une voix de chat dont la queue serait coincée dans une prise électrique, Dropout Boogie pourrait quant à elle se résumer par le commandement numéro 8 : « N’essuyez pas la sueur de votre instrument : vous avez besoin de cette puanteur dessus. Ensuite vous devez mettre cette puanteur dans votre musique. » Puis, enfin, un peu de douceur dans ce monde de brutes, avec une ballade rythm and blues dans les moindres détails, chœurs et cuivres compris. I’m Glad est le moment d’apaisement après la tourmente…mais se fait annonciatrice d’un nouvel orage à venir… « Caution : electricity may be hazardous to health ». Véritable monument érigé au cœur de cet album, jamais tel morceau n’a été entendu auparavant et ne le sera par la suite. L’intro, comme en suspens, précède le déluge. Roulement de tambour, martèlement de basse et une étrange voix aiguë attaque ses vocalises. Cette voix déroutante n’est autre que celle d’un thérémine, l’un des instruments les plus fascinants jamais créés et dont les sonorités sont étonnamment proches de la voix humaine. Le thérémine forme alors un véritable duo avec un Captain Beefheart tour à tour geignant comme un animal écorché vif ou roucoulant langoureusement. Commandement numéro 4 : « Marchez avec le diable : (…) l’électricité attire les démons et les diables. Les autres instruments attirent d’autres esprits. Une guitare acoustique attire Casper. Une mandoline attire Wendy. Mais une guitare électrique attire Belzébuth. » Unique en son genre, Electricity met en scène un conte hallucinatoire hanté de mystérieux personnages et continue à intriguer, même après de nombreuses écoutes. Quelle invention allait bien pouvoir trouver notre cher Captain pour succéder à une telle expérience ? Yellow Brick Road, parade acidulée et sous acide, écrite en hommage au fameux et non moins hallucinant Magicien d’Oz, semble la chanson la mieux appropriée pour ce rôle et nous envoie alors par-delà l’arc-en-ciel. De nouveau, une rythmique tribale nous entraine. Des guitares aux sonorités indiennes nous transportent. Un babouin nommé Babbette et un oiseau jaune planant dans un ciel couleur tabac nous font totalement décoller. Il s’agit d’Abba Zaba, rêve indien fantasque dont le nom tient son origine de la friandise favorite du jeune Don Van Vliet. Puis Plastic Factory impose ensuite un petit retour au blues, à la crasse des cheminées d’usine et à l’odeur de plastique brûlé, le tout enrobé par la voix grinçante et l’harmonica criard de Captain Beefheart. Where There’s Woman : tel un loup garou aboyant sous la pleine lune, le cœur de bœuf se fait cœur d’artichaut et hurle à la mort dans cette complainte intense. Une reprise de Robert Pete Williams succède ensuite à ce morceau. Bluesman hors-normes et ex-condamné à mort, il fut gracié avec l’aide de deux musicologues ayant découvert ses talents de guitariste à la prison d’Angola. Ses textes relatent la plupart du temps son quotidien de tolard, ce qui est le cas de Grown So Ugly, interprétée ici brillamment et s’harmonisant parfaitement avec le reste de l’album. Enfin, le disque se conclut en beauté avec l’impressionnant Autumn’s Child, morceau à la structure complexe et déconstruite : la musique et le chant, accompagnés d’un thérémine vibrant fiévreusement, s’intensifient peu à peu et s’entrecoupent de cassures rythmiques. Et lorsque la chanson semble atteindre son apogée, elle se termine finalement comme une farce sur quelques accords de guitare.

Même si je ne m’attarderai pas dessus (car décortiquer un tel monument a déjà été quelque peu éprouvant !) il me paraît nécessaire de préciser qu’une réédition de Safe As Milk est sortie en 1999. Il s’agit de l’album original auquel s’ajoutent sept morceaux bonus, tous composés par Don Van Vliet et enregistrés peu après la sortie du disque, en novembre 1967. Je pense que ces morceaux ont parfaitement leur place au sein de l’album, pas seulement parce qu’ils ont été composés à la même époque, mais parce qu’ils se trouvent dans la continuité des premières compositions, tout en annonçant celles à venir.

Il est temps à présent de conclure, et le commandement numéro 5 de Don Van Vliet est sans doute le plus approprié pour tout résumer, car il ne faut pas oublier que la musique n’est pas une affaire cérébrale, mais une expérience sensorielle avant tout :  « Si vous êtes coupable de pensée, vous êtes viré : si votre cerveau entre dans le processus, vous êtes en train de passer à côté. Vous devriez jouer comme un type qui se noie, luttant pour atteindre la côte. »

Don Van Vliet nous a malheureusement quitté en décembre 2010 : qu’il repose en paix dans un univers parallèle et ne sombre jamais dans l’oubli…

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